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Avec : Adam Avikainen, Eva Barto, Mihut Boscu Kafchin, Miriam Cahn, Giorgio Andreotta Calò, Eugenio Dittborn, Meiro Koizumi, Jean-Luc Moulène, Anne-Marie Schneider, Nguyen Trinh Thi.
Second épisode d’un cycle commencé à la Fondation d’entreprise Ricard en juin 2014 avec l’exposition humainnonhumain, La Chose poursuit une réflexion sur une réalité humaine non humaine en l’abordant par ses aspects inhumains, surhumains ou post-humains. Partant de l’usage courant de ces termes, l’exposition sonde ce qui dépasse, excède ou nie l’humain : ce qui tour à tour peut sembler inexplicable, obscur, étrange, merveilleux, effroyable et dont l’un des noms serait la Chose.
La chose et non pas les choses. L’article défini singulier qualifie une réalité indéfinie : il extrait la chose d’un riche champ sémantique peuplé d’innombrables objets concrets et abstraits : les choses. Cosa vient de causa : La Chose serait sa propre cause et existerait par soi-même. La Chose s’avance vers nous, humains, nous fait signe, et se dérobe dans un mouvement de ressac ad infinitum, résistant à toute saisie sensible ou conceptuelle. Elle est donc énigme.
Le plus souvent perçue comme une menace extérieure et mystérieuse, la Chose, thème classique de la littérature ou du cinéma de Science-Fiction, se réfère au film emblématique The Thing du cinéaste John Carpenter, véritable maître d’un genre qui mélange science-fiction, fantastique et horreur. Plusieurs de ses films mettent ainsi en scène des forces inhumaines et surhumaines, généralement extra-terrestres, qui menacent l’humanité en prenant, par exemple, la forme de terriens qu’elles dupliquent et détruisent. À la manière de ces allégories, l’exposition La Chose pourrait narrer les derniers jours d’une humanité en train de disparaître, qui n’en finirait pas de disparaître, parachevant, peaufinant sa fin fantasmée et redoutée. Mais – soyons terrestrement réalistes –, les forces non humaines sont en fait trop humaines : elles transforment le corps en champ de bataille, la société en théâtre de cruauté, ou le cerveau en atelier d’alchimie post-humaine.
Les humains sont structurellement et intrinsèquement en relation avec la Chose, sans la connaître. Concept psychanalytique freudien et lacanien, Das Ding nomme ainsi une réalité innommée ou innommable, quelque chose qui existe sans signifiant précis : un objet perdu mais que l’on n’a jamais perdu et que l’on recherche. Ne serait-elle pas le troisième terme aussi nécessaire qu’insaisissable d’une relation à trois : le réel, le sujet et la Chose ? Présence énigmatique se situant dans un au-delà, mais où ? Nulle part et partout. Elle désignerait alors un lieu vide qui n’occupe pas de place dans la réalité, un corps vide, un fantôme, qui s’agite au-delà des principes de plaisir et de réalité, faisant parfois sa loi, obscurément. La Chose est en fait une opération, celle du rapport inévitable de l’humain à la réalité non humaine, au monde extérieur, à une présence qui le précède. D’ailleurs, chacun conserve en lui les traces de cette présence, confusément, dans des sensations ou des images hypnagogiques : souvenirs lointains et infra-linguistiques d’un contact, d’une rencontre primordiale avec un autre, toujours là, trop ou pas assez. Infiniment variables, les manifestations de la Chose ne sont pas nécessairement tragiques – loin de là –, même si c’est dans les moments intenses, paroxystiques, extatiques ou violents, qu’on la sent, qu’on en prend conscience.
De même, l’on retient plus facilement les actes brutaux et effroyables qui jalonnent l’histoire de l’humanité et des sociétés : signes de l’action de la Chose au sein de l’humanité, ils feraient croire à l’existence d’un Être-suprême-en-Méchanceté dont les raisons demeureraient à jamais cachées.
Une violence travaille l’exposition, telle une force latente, bête tapie dans la jungle de notre conscience ou de la réalité extérieure. Miriam Cahn et Anne-Marie Schneider témoignent des effets de la Chose sur les corps et les esprits: « Ton corps est un abattoir, ton corps est un champ de bataille, ton corps est le terrain d’un affrontement » (Miriam Cahn). Quant aux objets épars, tronqués, incisés ou salis, qui composent les installations d’Eva Barto, ne sont-ils pas les restes de scènes brutales ou les indices d’activités clandestines ?
Mêlant différents types de documents et d’images, Eugenio Dittborn exhume des traces d’une mémoire imprimée ancienne et récente, empreinte de violence. Ses Airmail Paintings, sérigraphies peintes sur tissu, matérialisent une temporalité stratifiée, aléatoire et mystérieuse : une certaine expérience de la Chose, leur circulation postale rivalisant avec son mode d’existence diffus. Explorant quant à lui une mémoire de la guerre, reliée à l’histoire du Japon, Meiro Koizumi s’intéresse à la psychologie individuelle et collective du combattant. Nguyen Trinh Thi constitue également une forme de mémorial anonyme : collectées sur Internet, les images de Landscape Series désignent des lieux, scènes vides d’un événement traumatique qui évoquent une chose manquante et agissante.
Sans avoir créé ni la terre, ni le soleil, ni l’univers, la Chose éveille notre conscience au cosmos. Ainsi, les vastes panoramas d’Adam Avikainen en papier bleu indigo et orange kaki, teints avec des techniques traditionnelles japonaises, participent-ils d’une cosmogonie où nature et culture s’allient. Mihut Boscu Kafchin montre les effets explosifs de la Chose dans un cerveau qui invente des choses incroyables et néanmoins concevables, des systèmes astronomiques et astrologiques, quantité d’objets ordinaires et extraordinaires, que nous traitons en esclaves alors qu’ils dépassent l’entendement de la plupart d’entre nous, leurs usagers.
Plus naturellement, la Chose se manifeste dans des fossiles contemporains : humains, animaux, végétaux, minéraux s’hybrident en sculptures maniéristes ou baroques. Ce crâne, ce coquillage, cette méduse sont-ils des sédiments paléontologiques, des artefacts, des reliques ou encore des trophées ? Skull de Jean-Luc Moulène, Medusa et Shell de Giorgio Calo Andreotta semblent indifférents au temps qui passe pour nous, humains. Témoins d’une force pétrifiante, ils nous défient, provoquant parfois une « furie muette, une colère pétrifiée, bloquée soudain dans l’instant de son excès » (Gaston Bachelard). Les pierres nous apprennent quelque chose et nous ramènent aux choses : « Les pierres sont des maîtres muets. Elles frappent de mutisme l’observateur. » (Goethe).
Anne Bonnin, avril 2015.
Anne Bonnin est critique d’art et commissaire d’exposition. En 2009, elle organise les expositions collectives Pragmatismus & Romantismus à la Fondation d’entreprise Ricard (Paris) et Sauvagerie domestique à la Galerie Edouard Manet de Gennevilliers. En 2012, est est directrice et commissaire des Ateliers de Rennes – biennale d’art contemporain en 2012. En 2014, elle conçoit l’exposition humainnonhumain à la Fondation d’entreprise Ricard (Paris). Cette même année 2014, elle est lauréate et pensionnaire de la Villa Kujoyama à Kyoto au Japon en duo avec l’écrivain Thomas Clerc.
Elle a également enseigné à l’Ecole Supérieure d’Art de Clermont Métropole (ESACM), à la Haute école des arts du Rhin de Strasbourg (HEAR) et à l’Ecole supérieure des métiers artistiques de Montpellier (ESMA).
Anne Bonnin collabore à différentes revues : Zérodeux, art press.