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Digital Gothic

Zoe Barcza, Alfred Boman, Nicolas Ceccaldi, Victoria Colmegna, Morag Keil, Clémence de La Tour du Pin,
Maria Metsalu, Petros Moris, Jill Mulleady, New Noveta, David Rappeneau, Viktor Timofeev

Du Samedi 22 Juin au Dimanche 29 Septembre 2019


     L’exposition Digital Gothic rassemble un ensemble d’œuvres témoignant de la résurgence (mais surtout de la continuité) des imaginaires sombres, du romantisme noir et de l’esthétique gothique en cette époque de crises généralisées, marquée par l’effet des technologies numériques et l’ampleur qu’a pris internet dans la vie de la population mondiale ces vingt dernières années.
     L’esthétique « gothique », bien qu’elle trouve ses sources dans l’art médiéval et dans un ensemble de formes ou symboles apparus à partir du XIIème siècle, est avant tout un fantasme, une mystification née vers la fin du XVIIIème siècle et s’étant considérablement développée au XIXème siècle à travers la littérature, l’art et l’architecture. Elle est constitutive du romantisme dans sa version obscure, le romantisme noir (1), celui de l’horreur, sa tendance irrationnelle, aux fantasmagories inquiétantes, aux anormalités fantastiques et au grotesque démoniaque qui donnent formes aux peurs, aux rêves, aux délires et à la noirceur de l’être humain (2). Esthétique gothique et romantisme noir évoluent ensuite avec le symbolisme, ressuscitant les mythes anciens, réactivant un langage symbolique laissant l’imaginaire reprendre ses droits dans une période (1870-1910) connue pour son rationalisme et son positivisme. Ces tendances se poursuivent au début du XXème siècle avec le cinéma expressionniste et grâce au surréalisme qui y intègre le concept freudien d’ « inquiétante étrangeté », la dérive onirique et le psychisme. À ces trois moments historiques récemment mis en valeur à l’occasion de l’exposition L’ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Max Ernst (3), il faut ajouter la présence du cinéma d’épouvante et d’horreur de la deuxième moitié du XXème siècle (avec notamment les Giallo), plus ou moins distribué, véritable fil rouge des imaginaires sombres jusqu’à ce qu’apparaisse le mouvement « gothique » au début des années 80, indissociable des courants musicaux Cold wave et Rock gothique. Ce dernier témoigne d’une importance inédite donnée au style vestimentaire, grâce auquel la création déborde le cadre des supports artistiques classiques pour investir les corps et les comportements sociaux, à la fois chez les adultes et les adolescents. Très prisé par la jeunesse, le mouvement gothique s’est popularisé dans les années 90 toujours grâce à la musique, mais aussi au travers des jeux vidéos et des séries télévisées, pour devenir un phénomène de masse qui n’a cessé depuis de se ramifier en une myriade de sous-courants : à la fin du millénaire, le romantisme noir n’a jamais été aussi populaire. 

Porter un regard sur l’évolution du romantisme noir et de l’esthétique gothique à l’heure d’internet et des nouveaux médias ne signifie pas tenter une vaine classification de leurs multiples courants poursuivant leur prolifération. Il s’agit plutôt d’accepter de plonger dans le gouffre des données, de se laisser porter par ce que les algorithmes font de cette esthétique. Aussi faudra-t-il comprendre au sein de cette exposition le terme « gothique » au sens large, celuid’une contreculture subversive apparue à la fin du XVIIIème siècle qui perdure jusqu’à aujourd’hui à travers des codes esthétiques spécifiques, bien qu’évoluant et se multipliant au cours du temps. Digital Gothic propose ainsi de se questionner sur l’existence et le devenir de cet univers, cet état d’esprit, et de se demander dans quelles mesures celui-ci nous permettrait de naviguer dans notre situation contemporaine complexe, dépassant nos capacités cognitives et bouleversant notre rapport à l’espace-temps. Et si les irruptions récentes du New age, well being et de l’« happycratie (4)» peinent à nous convaincre en tant que produits par la machine néolibérale comme nouvel opium du peuple, que nous reste-t-il sinon « le choix du noir (5)» ?

     Si les imaginaires sombres ont toujours existé depuis la fin du XVIIIème siècle,  ils prennent une forme inédite avec la révolution numérique, ses réseaux de communication toujours plus performants, sa quantité abyssale et infinie d’informations, plongeant l’humanité dans une nouvelle sorte de trouble existentiel. Toutes spécificités historiques gardées, il est intéressant de constater que le romantisme noir apparaît suite à l’échec des Lumières, dont les idéaux se sont rapidement écoulés avec le sang de la terreur et des guerres napoléoniennes ; le symbolisme dans le cauchemar de la révolution industrielle ; le surréalisme suite à la boucherie de la première guerre mondiale ; le mouvement gothique dans l’Angleterre de Margaret Thatcher et la fin des promesses de mai 68 : autant de périodes troublées dans lesquelles l’homme est toujours plus amputé de ses libertés et déconnecté d’avec son environnement naturel.
     Contrairement aux imaginaires sombres historiques, réactivant ce que le sociologue Philippe Rigaut nomme l’ « indice XIX », à savoir « des images permettant d’exporter dans notre temps de l’éphémère des esthétiques certes historiquement datées, mais qui - parce qu’elles culminent aux cimes de l’équivoque, du non encore différencié, de l’inachevé, de l’ambivalent - tendent vers l’immémorial (6)», internet ne réactive pas ou n’exporte pas cet indice XIX, mais de même que pour tout le contenu qu’il véhicule et augmente à chaque seconde, il l’alimente sans cesse et ne le laisse pas s’évanouir : aussi l’indice XIX n’est désormais plus latent mais constant. Il n’est plus une curiosité ou une étrangeté mais une composante bien vivante de notre époque connectée. Les œuvres de l’exposition Digital Gothic témoignent de cette connexion permanente à l’indice XIX, constamment pourvu de nouveaux contenus, de nouvelles images, formes, appropriations, transformations… 
     Les artistes présentés ont tous grandi dans les années 80-90, période durant laquelle internet parvenait à son stade ultime de démocratisation, après avoir été originellement créé à des fins militaires. Si le web a d’abord été envisagé comme un espace de liberté, sans cadre étatique, où tout semblait possible, ces artistes ont pris conscience des paradoxes à l’œuvre aujourd’hui dans ce nouveau régime de communication verrouillé, apothéose des systèmes de surveillance, de l’atteinte à la vie privée, se poursuivant sur le cloud où Google semble désormais tout savoir sur nos vies, pendant que Mark Zuckerberg poursuit discrètement, mais sûrement, sa candidature à la présidence des États-Unis. En outre, internet n’est que la partie émergée d’un iceberg dont le reste constitue ce que l’on appelle le « Darknet », un vaste domaine virtuel et souterrain, invisible, difficile d’accès aux autorités étatiques où s’activent librement hackers, terroristes, révolutionnaires, pédocriminalité,snuff movies, commerces illégaux, économies alternatives… Un monde parallèle se développant dans l’ombre bien qu’ayant des répercussions majeures dans la réalité, tout en nourrissant toujours plus fantasmes et imaginaires sombres. Après que le cinéma et la musique aient popularisé le romantisme noir auprès du plus grand nombre, internet achève ce processus en nivelant les différentes esthétiques et symboliques gothiques sur Google search/images où cohabitent, sans distinction, architecture gothique médiévale, Matrix, Marilyn Manson, Pastel goth, Hugo/Poe/Novalis/Baudelaire, Cybergoth, sadomasochisme, Füssli, Blade Runner, Hamlet, Freddy Krueger… L’esthétique gothique est désormais trop multiple pour être définissable : elle a chuté dans les abîmes du web 2.0.

     Traditionnellement, les difficultés de l’existence incitaient les âmes sombres et sensibles — consternées face à l'hypocrisie générale des hommes et au malaise de nos sociétés — à prendre leur distance afin de se dégager d'un système qu'elles pensaient aliénant, désespérant, cruel et dans lequel elles ne se retrouvaient pas. L’indice XIX leur permettait alors de se retirer dans un univers mental (rêverie, songes, poésie) ou physique (visite de cimetière ou de lieux en ruine, cabinet de curiosité, collection d’objets créant une atmosphère « gothique ») propice à la dérive voluptueuse, à la quête du sublime. Il était alors possible de se constituer un « ailleurs » hermétique, et la frontière entre réel et imaginaire séparait deux mondes bien définis. Avec l’avènement d’internet, de la communication à distance, des relations virtuelles et d’un monde où la science-fiction, après avoir anticipé la réalité, en devient progressivement le miroir, la réalité virtuelle n’est plus un oxymore : toute fuite dans un quelconque imaginaire virtuel est désormais caduque. Comme l’annonçait Guy Debord (« dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux (7)») et ensuite Jean Baudrillard, avec son concept d’hyperréalité (8) présentant un monde déjà dominé par la virtualité, réel et virtuel ne font aujourd’hui qu’un. Toute action/inter-action opérant à travers l’écran est simultanément réelle et virtuelle. Les réseaux sociaux tels que Facebook et Instagram, par le biais du « pseudo », autorisent quiconque à s’inventer un avatar, à distordre son identité, son genre et sa vie, de même que la chirurgie permet de changer de visage ou de sexe. Nul besoin de fuir le réel dans le virtuel puisque nous disposons maintenant d’une vaste technologie, toujours plus accessible, facilitant la transposition de l’imaginaire à la réalité, et vice versa. De même, si la guerre et le terrorisme sont des spectacles à partager sur Facebook ou à regarder en podcast, il n’est pas impossible, en levant  les yeux de son écran, de voir ses concitoyens se faire froidement assassiner sur les terrasses de café, de Paris à Surabaya. Aussi, vérité et mensonges cohabitent à travers les fake news, nouvelle technique de manipulation des esprits apparues avec internet, puisque l’information y circule à une vitesse et un débit tel qu’elle est impossible à vérifier, et donc souvent perçue comme vraie. Ici encore, le mensonge organisé par des groupes d’influence allant jusqu’aux hommes d’état sensés être dignes de confiance (de Donald Trump avec les « alt facts » à Emmanuel Macron et sa gestion ambiguë du mouvement des Gilets jaunes) ne rencontre aucun obstacle : l’utilisation d’internet a rendu ces usages frauduleux quasiment normaux.
     Le virtuel/réel porté par internet prolifère dans la campagne et les zones les plus reculées du monde. Le territoire rural environnant le village de Delme fut comme beaucoup d’autres hanté par des contes et légendes obscures, par de multiples monstres semant la terreur à la croisée des chemins, par les sorcières des salines de Marsal ou par le marquis Stanislas de Guaïta, vivant près de là dans le château d'Alteville à Tarquimpol, occultiste, co-fondateur de l’ordre kabbalistique de la Rose Croix, poète et auteur d’essais de sciences maudites tels que Le temple de Satan (1891), et récemment avec le « mage de Marsal », dont les enfants auraient mystérieusement disparus de son ashram, abandonné depuis et laissant des fresques de symboles occultes battus par les vents…Les imaginaires sombres produits par ce territoire rural, viennent ici s’ajouter à un autre mythe très tenace, issu de la vie urbaine et du tourisme, celui de la campagne comme zone naturelle, pure de toute pollution, havre de paix et échappatoire pour citadins souhaitant respirer « le grand air ». Ce mythe, opposant sciemment nature et culture, urbain et rural n’a pourtant depuis longtemps plus lieu d’être : ses terres sont cultivées de manière industrielle sur la base de la monoculture, ses champs sont imprégnés de pesticides, ses villages vidés de leurs pratiques et dynamiques propres se voient augmentés par des lotissements aux façades crépiteuses servant de dortoirs aux travailleurs urbains. Les tentacules de la fibre optique auront bientôt rejoint les habitations de ce territoire déjà connecté à internet. Dans ce cadre, la campagne fonctionne comme réservoir (humain, alimentaire, loisir) pour la ville, elle lui y est assujettie : elle en est une partie supplémentaire au lieu de se développer librement pour elle-même. 

     Les artistes présentés dans l’exposition ont également été marqués, comme toute personne de leur génération, par la puissance visuelle des images de catastrophes largement véhiculées par les médias ces vingt dernières années. Ces images ont profondément pénétré l’inconscient collectif de par la répétition de leur diffusion et leur caractère omniscient, liés à la multiplication et la disponibilité des supports médiatiques dans nos sociétés contemporaines. Telles des images subliminales, elles se gravent dans les esprits. Leur puissance de frappe est d’autant plus effective si elle marque la fin d’une période, la fin d’une civilisation ou encore la fin d’un règne. Il suffira de citer celles du 11 septembre, de la mort de Kadhafi ou plus récemment, des émeutes lors du mouvement des Gilets jaunes, ou de la toiture en feu de Notre Dame de Paris. Aussi, nous avons pu constater un intérêt croissant pour les représentations de catastrophes et de violence, la forte présence de scénarios apocalyptiques dans les œuvres de nombreux artistes ces dix dernières années et, donc, d’une appétence, d’une fascination pour ce type d’images et d’atmosphère. Et cela ne se limite pas au domaine des arts visuels puisqu’à plus large échelle, la mode « Healthgoth » a pu essaimer toute une panoplie sportswearnoire, très portée chez les adolescents, allant au-delà du style du mouvement gothique classique, puisque plus technique et sophistiquée. La musique (avec les courants dark synth, dungeon synth ou encore Light Asylum, Billie Eilish…) et le cinéma (avec Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch (2013), la suite de Blade Runner (2017) ou le remake de Suspiria (2018)) accompagnent aussi cette tendance. Les œuvres proposées dans Digital Gothic pourraient dès lors témoigner d’une nouvelle activation de l’Indice XIX, en faisant appel au répertoire de codes et symboles esthétiques du romantisme noir, ce qu’elles font en un sens : sont ainsi convoqués la mort, l’horreur et la destruction, érotisme exacerbé et tourmenté, les amours déchus, atmosphères brumeuses et désuètes, figure ambivalente de l’ange des ténèbres… Mais puisant sources et inspiration dans la pléthore d’images disponibles sur internet et dans un présent déjà sombre, ces œuvres n’offrent pas de portes de sortie : elles amorcent plutôt un retour brutal dans le réel. D’où les sensations de choc, d’angoisse ou de malaise pouvant résulter de la rencontre avec celles-ci, tout comme une certaine délectation pour la destruction et la violence, autrement dit, le sublime. Ce concept s’oppose, tout en le dépassant, à celui du beau en ce qu’il recherche l’impossible, frise les limites et flirte avec l’effroi. Ce curieux paradoxe semblant inhérent à la nature humaine se retrouve chez le compositeur Karlheinz Stockhausen lorsqu’il déclara sans scrupule que la catastrophe du 11 septembre fut « la plus grande œuvre d’art jamais réalisée (9) » :le niveau de fascination de cet évènement fut tel qu’il en appela au sublime. New York devenait alors « Pandémonium », la capitale des enfers imaginée par John Milton dans le Paradis perdu (1667) et peinte au XIXème siècle par John Martin selon les mêmes codes visuels apocalyptiques que ceux des images du World Trade Center en feu. Aristote faisait déjà remarquer dans sa Poétique (10) que ce qui inspire du dégoût dans la vie peut être source de plaisir dans l’art. Plus tard, Edmund Burke constate que si le sublime provoque un délicieux sentiment d’horreur, le spectateur ne peut goûter cet état que s’il sait que l’évènement ne le concerne pas directement (11). S’il est vrai que les écrans permettent aujourd’hui de garder une distance confortable avec les évènements les plus sombres de notre monde, il devient de plus en plus difficile de ne pas se sentir concerné. Car cette distance n’est que relative, et l’effroi se trouve au contact de chacun aussi bien de par l’hyperréalité du contenu informationnel que par les atteintes physiques et morales toujours plus violentes du biopouvoir. C’est donc avec très peu de distance que ces artistes font l’expérience des crises actuelles caractérisant les années 2010, telles que la montée des extrêmes et du populisme, le problème des migrants, la capitalocène, la précarisation du travail, l’obsolescence programmée, l’industrie alimentaire, la crise de la représentation politique… 

     Aussi, à l’heure d’internet, nous ne croyons plus que l’esthétique gothique soit extérieure au monde réel.  Nous pensons au contraire qu’elle en est devenue le fondement : regardons les choses en face, une fois levé le voile des mythologies contemporaines, notre monde est sombre. Ce qui ne veut pas dire qu’il est irrécupérable, ni qu’il soit dépourvu de joie et de gaîté. 
     Hyperinformés (ce qui ne veut pas toujours dire bien informés), ces artistes font face à une période obscure de l’histoire mondiale et se demandent, comme beaucoup, comment penser l’avenir dans ces conditions. Si leurs œuvres proposées dans l’exposition Digital Gothic semblent pessimistes en surface, il s’agit d’un profond malentendu lié aux stéréotypes accompagnant depuis longtemps le romantisme noir et le mouvement gothique, de même qu’à une mécompréhension de la manière dont y sont envisagés la mort, la tristesse et les ténèbres. Dans la pensée du mouvement gothique, « la mort n’est pas une fin en soi ou une gangrène qui rongerait l’âme, mais une sophistication de la conscience, une dynamique interne acquise qui rassure par la façon dont on apprend à l’assimiler, tout au long du vécu. La souffrance est une instance autonome du moi conscient et le seul choix raisonnable est de trouver une entente entre cette entité et soi-même et de l’intégrer. On peut être plus fort si on la rend malléable au lieu de la subir. (…) La mort est une grande dame impartiale, la camarade avec laquelle il faut cohabiter puisqu’elle est finalement l’issue inéluctable de chaque vie. (…) Cette attitude se veut constructive, car si elle ne nous libère pas de notre condition, elle permet néanmoins d’accéder à une forme de sérénité (12)» que l’on peut croire bénéfique pour construire la vie. De même, et dans le cadre de sa réflexion sur la posthumanité, Rosi Braidotti relativise la mort qu’elle considère comme un évènement nécessaire de la vie : « parce que nous sommes mortels, nous sommes tous des have beens : le spectacle de notre mort est écrit de manière oblique dans le scénario de notre temporalité, non comme un obstacle mais comme une condition de possibilités (13)». Se défaire ainsi d’une conception de la mort comme tragique devient donc primordiale pour se sentir libre de penser le futur et au delà de notre vie. Le romantisme noir et l’esthétique gothique apparaissent dès lors bien moins pessimistes qu’on ne pourrait le croire, et bien qu’apolitique ou fuyant le politique, cet état d’esprit a de tout temps été contemporain de luttes sociales majeures aspirant aux mêmes idéaux libératoires : comme l’écrivait le surréaliste Benjamin Péret, « à l’origine du roman noir, il faut placer la révolte contre le monde extérieur produit par l’homme, et la révolte contre la condition humaine elle-même, ce phénix qui renaît de sa propre satisfaction (14)». Si ce monde extérieur se confond désormais avec l’esthétique gothique, peut-être parvenons-nous enfin à l’issue d’une lourde postmodernité tournant en rond dans un interminable présent : on sent désormais dans l’art et la pensée contemporaine (15), l’aspiration à de nouveaux récits et de nouvelles narrations, autant de remèdes nécessaires à la gangrène du capitalisme néolibéral. Si réel et virtuel cohabitent, si imaginaire et vérité crue se rencontrent, il serait dès lors possible de s’appuyer sur la science-fiction pour produire de nouvelles utopies dont les chances de se concrétiser seraient, selon cette thèse, multipliées. À la fatalité du moment, à l’impression de ne pas parvenir à se projeter dans un futur meilleur, il serait possible d’opposer la possibilité pour tous de se construire un récit pour le futur, ancré dans le réel et partant de l’existant, laissant libre cours à l’imaginaire politique, tout en se déchargeant des fardeaux actuels tels que la culpabilité, le ressentiment ou le cynisme. Si le romantisme noir n’a jamais sauvé le monde, il a toujours permis d’ouvrir des brèches et de stimuler les instincts de liberté. Il demeure en ce début de XXIème siècle un authentique modèle d’inspiration, une puissante source d’énergie pour construire l’avenir.

Benoît Lamy de La Chapelle

 

(1) Terme apparu pour la première fois dans Mario Praz, La chaire, la mort et le diable dans la littérature du XIXsiècle, Gallimard, Paris, 1999 (première édition, 1930).

(2) Gero von Wilpert, Sachworterbuch der literatur, Stuttgart, 2001, p. 743.

(3) L'ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Max Ernst, cat. exp. Städel Museum, Francfort-sur-le-Main et Musée d'Orsay, Paris, Hatje Cantz, Paris, 2013.

(4) Voir Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie, Premier parallèle, Paris, 2018.

(5) « L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement. L’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir. » in Victor Hugo, William Shakespeare, I, V, Gallimard, Paris, 2018.

(6) Philippe Rigaut,More than life - du romantisme aux subcultures sombres, Rouge profond, Aix-en-Provence, 2015, p. 43-53.

(7) Guy Debord, La Société du Spectacle, Gallimard, Paris, 1992, p. 19.

(8) Voir Jean Baudrillard, Simulacre et simulation, Galilée, Paris, 1981.

(9) https://www.liberation.fr/tribune/2001/10/16/11-septembre-la-fausse-note-de-stockhausen_380588

(10) Voir Aristote, Poétique, IV, Le livre de poche, Paris, 1990.

(11) Voir Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, Vrin, Paris, 1990 (traité paru pour la première fois en 1757).

(12) http://meusgoth.canalblog.com/archives/2006/03/27/1592136.html

(13) Rosi Braidotti, The Posthuman, Polity Press, Cambridge, 2013, p. 132.

(14) Benjamin Péret, « Actualité du roman noir », in Arts, n°361, 29 mai-4 juin 1952.

(15) Voir à ce propos tous les écrits de Donna Haraway bien sûr, mais aussi Yannick Rumpala, Sady Plant, Patricia MacCormack ou encore le collectif Laboria Cuboniks.

 

 

L'exposition Digital Gothic reçoit le soutien exceptionnel du Centre Culturel Canadien - Paris, de Fluxus Art Projects, du Ministère de la Culture de la République d'Estonie, de Iaspis - Programme international pour les artistes visuels du Comité suédois en charge des subventions artistiques et l'Hôtel-Restaurant À la 12, Delme.

                                    

Elle se déroule dans le cadre de l'opération "Plein Soleil 2019 - L'été des centres d'art contemporain" organisée par d.c.a (Association française de développement des centres d'art contemporain).

La visite-duo "De l'ombre à la lumière" et la conférence de Benoît Lamy de La Chapelle sont réalisées en partenariat avec le Musée Départemental Georges de La Tour, site Moselle Passion. 

 

Remerciements :
Le centre d’art contemporain - la synagogue de Delme tient à remercier les artistes et les prêteurs, Philippe Rigaut, Catherine Bédard et Jean-Baptiste Le Bescam du Centre Culturel Canadien à Paris, Fluxus Art Projects, Rea Rannu-Ideon du service culturel de l’ambassade estonienne à Paris, l’équipe de l’Hôtel-restaurant À la 12 à Delme, Les foyers ruraux de Delme, Fabien Rennet et Julien Louvet, nos stagiaires Manon Nicolay et Alicia Dupont, les galeries Croy Nielsen, Vienne, Freedman Fitzpatrick, Paris, Bonny Poon, Paris, Queer Thoughts, New York, House of Gaga, Mexico et Project Native Informant, Londres.