L’art de Raphaela Vogel met en scène une étrangeté bien particulière à notre période, celle dans laquelle les espérances - ne pouvant réellement se projeter dans le futur sans se heurter à une sorte d’apocalypse techno-politico-écologique - ne trouvent pas mieux que de se tourner vers le passé, ses mythes, sa nostalgie, son « âge d’or ». Où l’on s’accroche à une promesse inversée, rétrofuturiste et donc illusoire. Déjà qualifiée de néo-romantique[1]. dans le sens germanique du terme, son art exprime cet état d’âme par l’intermédiaire d’objets chinés d’origines diverses, quelques fois des « antiquités », utilisés tels quels dans des installations singulièrement structurées. Ces éléments de récupération, de valeur aléatoire, sont souvent associés à des appareils technologiques plus récents. Ces assemblages deviennent parfois des installations multimedia, projetant des vidéos dans lesquelles l’artiste se met en scène dans divers environnements, allant de l’espace domestique à de vastes paysages extérieurs. Cette intrication entre le passé et le futur fusionne davantage qu’il ne contraste dans l’univers de l’artiste.
Son travail se confronte à la monumentalité dans l’histoire de l’art, à la sculpture classique symbolisant le pouvoir dans l’espace public. Ses expérimentations plastiques apportent de quoi penser la manière dont la monumentalité façonne les mythes, l’Histoire et notamment celle des Empires à travers des allégories animalières. Cette symbolique extérieure de puissance, ce rapport d’échelle par rapport aux corps en faisant l’expérience, sont constamment mis à l’épreuve dans les installations de l’artiste qui révèlent une fragilité inhérente à tout type de pouvoir supposé immuable. Aussi la monumentalité pastiche des œuvres de Raphaela Vogel apparait-elle précaire, rouillée, en suspension, prête à chuter, à la lisière de la destruction. Même les éléments les plus high tech y figurant sont déjà obsolètes ou en passe de le devenir. La ruine programmée de notre monde pris dans une fuite en avant éternelle, devient alors un des sujets de cette nouvelle forme de romantisme manipulée par Raphaela Vogel, dans une vision inspirée de la culture du XIXème siècle - marquée par les changements de paradigmes issus de la révolution industrielle - comme de l’incorporation des machines dans les subjectivités contemporaines. Cette atmosphère techno-romantique s’accompagne de peintures à structures molles, à la fois figuratives et composées de larges touches de matière terreuse ou colorée, informes, résolument expressionnistes, et très énergiques dans leur gestuelle. Elles apparaissent sur des peaux d’animaux rassemblées sous formes triangulaires, figurant des matières flottantes et amorphes dérangeant par leur monstruosité.
L’importance donnée à la représentation animale évoque les constructions archétypales de l’inconscient collectif. Plutôt « féminines », les girafes et araignées s’opposent au « masculinisme[2]» du lion et de l’aigle, en permettant à l’artiste de mettre en scène une certaine féminité, à la fois malmenée par le système mais aussi inatteignable, mystérieuse et inquiétante. L’artiste se joue constamment des clichés de la féminité dans ses œuvres, en y répondant par une touche d’humour et l’irruption de sensations vénéneuses.
Intitulée International Comparison, son exposition dans l’ancienne synagogue de Delme s’inscrit dans une série de projets[3] ayant pour figure centrale l’écrivain juif-allemand Erich Hopp (1888-1949) découvert par l’artiste lorsqu’elle a fait l’acquisition d’une maison à Eichwalde[4], dans laquelle il vécut caché pendant trois ans avec sa famille jusqu’à la libération par l’armée rouge en 1945. Auteur aujourd’hui oublié, l’artiste le réhabilite à sa manière, de même qu’elle rend hommage à son œuvre écrit, en en présentant différentes facettes au fil de cette série. Au rez-de-chaussée, Raphaela Vogel présente une installation monumentale, Elephant’s Memory (Memorial Structure) (2023), sorte de mémorial fragile érigé en l’honneur des artistes et activistes du passé, victimes du racisme et du fascisme. Des sculptures évidées d’éléphants symbolisant la mémoire, escaladent un antique kiosque de fleuriste. Des hautparleurs rétro diffusent le tango “Jede Frau ist Schön” (« Toutes les femmes sont belles ») composé par Carla Boehl, qui fut Miss Allemagne 1930, écrit par Erich Hopp et chanté par Raphaela Vogel. Au bout d’un mât, tel un étendard, flotte une peinture du mémorial pour Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, tel qu’il fut pensé par l’architecte Ludwig Mies van der Rohe, construit à Berlin en 1926, puis détruit par les nazis entre 1933 et 1935. Seules quelques photographies de la façade du bâtiment subsistent aujourd’hui, sans qu’on en sache plus sur l’envergure de celui-ci. De même, le tango, dont il ne reste plus que les partitions et le texte, ne fut jamais enregistré. À cela s’ajoute la présence sur le mémorial d’un plan pour la place Rosa Luxemburg à Berlin (1992) de l’architecte paysagiste germano-brésilien et juif, Roberto Burle Marx, qui ne fut jamais réalisé. Au travers de cette triangulation, Elephant’s Memory (Memorial Structure) rend non seulement hommage aux artistes et activistes, mais aussi aux objets et créations artistiques perdus à jamais. En installant son mémorial au sein de la synagogue, l’artiste établit ainsi un dialogue avec les heures sombres de l’histoire de Delme[5], et rappelle le devoir de mémoire de chacun envers l’ œuvre de destruction fasciste, à l’époque comme aujourd’hui.
À l’étage (consacré aux femmes, à l’époque du culte), un ensemble de sculptures présente de vieilles balances de pharmacie sur lesquelles sont délicatement posées des photographies de femmes du monde entier sélectionnées dans les années trente pour devenir "Miss Univers". Non loin, un masque de Louis de Funès - acteur français ambivalent préféré de l’artiste - observe et compare la beauté de ces femmes dans une sorte d’absurdité non dénuée d’humour. Il regarde également son équivalent allemand - d’une certaine manière - Heinz Rühmann, qui semble lui aussi comparer des femmes sur une vielle affiche de cinéma, personnifiant le plus stéréotypé des personnages français pour le public allemand : Maigret. Et si Raphaela Vogel choisit de présenter le concept de comparaison sans nuance par la réduction de ces femmes en objet de désir, c’est pour mieux convoquer les débats actuels, dans lesquels on se demande quels évènements, faits ou personnalités historiques peuvent légitimement être comparé.e.s. Au-delà de cette référence contemporaine, il s’agit également pour l’artiste d’observer dans quelle mesure la compétition capitaliste gangrène les relations sociales et les critères esthétiques à partir de quoi une personne, une œuvre d’art ou un objet sera reconnu.e, ou rejeté.e.
Une nouvelle monographie de Raphaela Vogel sera publiée à l’issue de l’exposition International Comparison en co-édition avec la Kunsthalle Gießen chez la maison d’éditions Franz et Walther König, Cologne.
Le centre d’art contemporain – la synagogue de Delme et Raphaela Vogel souhaitent remercier Diedrich Diederichsen, la galerie BQ à Berlin, Susanne Prinz, Nadia Ismail, Juliette Desorgues, Antoine Granier, Valentin Wattier et les employés communaux de Delme.
[1] Voir à ce propos le texte accompagnant l’exposition collective « Hopeless Romantic » par Kristian Vistrup Madsen, FUTURA, Prague, 2021.
[2]Le masculinisme est le plus souvent défini comme un mouvement réactionnaire, misogyne, androcentré et antiféministe.
[3] Présentés au Kunstverein am Rosa-Luxemburg-Platz et à la galerie BQ à Berlin en 2023, à la galerie Petzel à New York et au Kunstverein d’Heidelberger en 2024.
[4] Eichwalde est une commune située près de Berlin.
[5]La synagogue de Delme fut en grande partie détruite par les nazis en 1945.