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Commissariat : Benoît Lamy de La Chapelle
La première fois que j’ai pu pénétrer l’univers de Brice Dellsperger, ce fut à l’occasion de l’exposition Sociétés secrètes au CAPC de Bordeaux [1] pour laquelle il présentait Body Double 22. Suivant sa méthode de travail habituelle, il s’agissait d’un remake du film Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick (1999) projeté au sein d’un espace environné de rideaux rouges, recréant l’atmosphère du film dans la salle d’exposition. Le visiteur se trouvait alors immergé dans la dramaturgie occulte et inquiétante du film. Je garde de ce moment un souvenir impérissable, comprenant que l’œuvre de Brice Dellsperger ne se limitait pas à la particularité de ses films, et s’activait dans une sorte d’art total où bande-son, décor et mise en scène impliquant le spectateur dans ses films, formaient un tout cohérent et envoûtant.
Du mode opératoire de ses films à leur mise en scène dans les salles d’exposition, découle une inquiétante étrangeté à laquelle nul ne saurait se soustraire. Passionné par le jeu des héroïnes féminines du cinéma culte, derrière le maquillage et les perruques, c’est souvent un homme qui joue un rôle de femme dans ses remakes. Et quand une femme joue un rôle de femme, nous nous y perdons et nous demandons s’il s’agit bien d’une femme… Depuis le milieu des années 90, et bien avant que la transidentité atteigne la couverture médiatique actuelle, Brice Dellsperger élabore une représentation du genre n’ayant que faire des normes, en reproduisant avec les moyens du bord une dimension cinématographique peuplée de corps androgynes, excessivement fardés, travestis, libérés de tout carcan, se permettant de pousser les clichés féminins et masculins à leur paroxysme. Pour cela, rien de mieux que de piocher dans les codes du cinéma culte tels que dans les films d’épouvante ou thrillers sanguinolents des années 70, ou dans les films de science-fiction désuets, dont les thèmes tels que le corps mutant, les pulsions et désirs sexuels, la violence, le mystère ou l’occulte sont déjà présents. Alors qu’il pourrait simplement s’en inspirer pour écrire ses propres scenarii, il préfère en extraire des scènes, parfois très courtes, pour les refaire à sa manière. Fidèles aux originaux bien que « faits maison », à l’aide de faibles budgets contrastant avec ceux de la machine hollywoodienne, ses films aboutissent à un style désormais bien reconnaissable. Il nomme chacune de ses réalisations Body Double (doublure pour une scène de nu, en français) suivi d’un numéro. Le concept du « double » se trouve au fondement de son art, se déployant sous différentes formes, de l’acteur qui double l’autre, au doublage d’une langue, à la double identité, au cinéma comme double de la réalité… Tout son œuvre tend à introduire le double non pas comme simple représentation mais comme partie prenante de la réalité. S’il prend un sincère plaisir à s’inspirer du théâtre burlesque ou de la performance drag, avec leur glamour et artifices scintillants, on constate également une réaction d’étouffement cauchemardesque face aux normes dominantes de nos sociétés. Comme Antonin Artaud l’écrivait dans Le Théâtre et son double, « Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue c'est là que je me sens exister »[2] , Brice Dellsperger semble aussi appeler ses doubles à faire voler en éclats leur cadre de représentation. D’où ce malaise que l’on peut ressentir lors du visionnage de ces Body Doubles qui troublent réellement nos habitudes cognitives et interprétatives, en nous faisant dériver dans une réalité parallèle.
Le drame psychologique ou le mélodrame, comme exutoire d’une société moderne d’une extrême rigidité, sert d’outil à ses fictions bricolées. On est submergé d’émotions telles que la mélancolie, l’angoisse ou l’empathie davantage qu’on ne rit en visionnant les Body Doubles. Si le trash et l’humour des films de John Waters ont profondément marqué l’artiste, son art recèle une fascination morbide pour ce moment où les paillettes et la gloire ne sont que le revers d’un univers sombre et monstrueux tel que dépeint dans le Hollywood Babylon[3] de Kenneth Anger, cette effroyable suite de faits divers sur la face cachée de l’industrie du cinéma américain, avec ses abus, ses viols, ses meurtres, sa drogue et ses suicides… C’est aussi cette sombre vérité, souvent difficilement acceptable, quoique dissimulée derrière les constructions imaginaires des occidentaux, qui s’agite et se dévoile dans les films de Brice Dellsperger.
Dans le cadre architectural de l’ancienne synagogue de Delme — pensée elle aussi comme une sorte de décor d’un orient fantasmé—, il nous est paru évident d’inviter Brice Dellsperger à investir les lieux. Intitulée Futurs intérieurs, son exposition présente l’une de ses dernières productions, inédite en France, Body Double 39 exposée pour la première fois au Kunstverein de Dortmund en 2024. Dans une installation à triple écrans, environnés de rideaux de scène rappelant l’ambiance des théâtres burlesques, cette réalisation est le triple remake d’un extrait de Faux Semblant (1988), un drame psychologique de David Cronenberg. Il met en scène la déchéance progressive de jumeaux gynécologues, échangeant régulièrement leur vie, tant professionnelle que sentimentale. Dans Body Double 39, l’équilibre fragile des jumeaux est mis en péril et se transforme en drame grâce à l’apparition de Cary. Les jumeaux jouent avec des masques miroirs tandis que le rôle de Cary est interprété différemment sur chacun des trois écrans. Body Double 39 transforme cette scène en une scène de film muet, en changeant la bande sonore pour Seeland (1975) du groupe Krautrock NEU ! La narration de 4 minutes est répétée 3 fois sur la boucle de 12 minutes, chaque fois avec un montage légèrement différent. À l’étage, une autre ambiance permet de découvrir des peintures et dessins figuratifs de l’artiste, autre manière d’exprimer la profondeur de son univers peuplé de références pop et issues de la contre-culture. Futurs intérieurs sera complétée par d’autres œuvres de l’artiste à partir du 20 septembre au Centre d’art contemporain Passages à Troyes avec l’exposition Quitte ou double ! dans le cadre d’un partenariat entre les deux centres d’art.
[1] Exposition Sociétés Secrètes, Savoir, oser, vouloir, garder le silence, commissaires d’exposition Alexis Vaillant et Cristina Ricupero, CAPC, Bordeaux, 09.11.2011 - 26.02.2012.
[2] Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Collection Métamorphoses, Gallimard, Paris, 1938.
[3] Kenneth Anger, Hollywood Babylone, Editions Tristram, Auch, 2013.
Cette exposition est réalisée en partenariat avec Passages centre d’art contemporain à Troyes dans le cadre du dispositif Mieux Produire Mieux Diffuser du Ministère de la Culture. Le centre d’art Passages présente le second volet de ce projet avec Brice Dellsperger, l’exposition Quitte ou double, du 20 septembre au 13 décembre 2025. Vernissage le vendredi 19 septembre à partir de 18h.
Une nouvelle monographie de Brice Dellsperger sera publiée à l'automne 2025 par Mousse Publishing en co-édition avec Passages, centre d'art contemporain à Troyes, le Musée Régional d'Art Contemporain Occitanie de Sérignan et en partenariat avec la Galerie Air de Paris.
La vidéo Body Double 39 a été produite par le Dortmunder Kunstverein en 2024 à l'occasion de l'exposition Jalousies de Brice Dellsperger, et a bénéficié du soutien de la commission mécénat de la Fondation des Artistes, du CNAP et de Panavision France.